Histoire

Coup de projecteur sur l’histoire du Tacot

Par Sandrine Saule


L’aménagement du chemin du Tacot, projet phare des Chemins d’Ouroux, arrive à son terme, l’occasion de revenir sur l’histoire de cette ancienne voie ferrée qui traversait le Morvan d’Ouest en Est, et dont Ouroux fut le cœur battant, à mi-parcours des 80 kilomètres qui séparent Corbigny (Nièvre) de Saulieu (Côte d’Or).

Le « Tacot du Morvan » est l’une des voies de chemin de fer d’intérêt local décidée à la fin du XIXe siècle par le département de la Nièvre.

Difficile d’imaginer aujourd’hui, à l’ère du tout voiture, que l’on pouvait aller à l’école d’Ouroux en train depuis la gare de Razou ! Pourtant le passage du train à Ouroux laisse des traces encore visibles dans le paysage du village : outre le patrimoine ferroviaire reconverti en habitations (gare, ancien hôtel du Terminus) ou en salle des fêtes, les contours de portes et de fenêtres en briquettes de maisons de particuliers sont directement liés à la construction du réseau de petites gares rurales pendant la Troisième République.

L’un des bâtiments typiques du style ferroviaire

La ligne était utilisée pour le transport de voyageurs et de voyageuses, mais aussi pour le fret de marchandises, vingt-cinq gares et haltes ponctuaient l’itinéraire.
La commune d’Ouroux comptait trois arrêts : la gare d’Ouroux au bourg et les haltes des hameaux de Chamerelle et de Coeuzon-Savelot.

L’ancienne gare d’Ouroux

La fontaine Bellie

Venant de Chamerelle, le train s’alimentait en eau à la fontaine Bellie, en amont de la gare d’Ouroux.

Cette alimentation en eau était nécessaire tous les vingt kilomètres pour la locomotive à vapeur de type 130T Corpet Louvet utilisée pour le Tacot :

La locomotive à vapeur de type 130T Corpet Louvet

La gare d’Ouroux était également dotée d’un dépôt pour locomotives (l’actuelle salle des fêtes), avec des chambres à l’étage afin que les chauffeurs et les mécaniciens puissent se reposer.

Le petit train (3 à 4 wagons) transportait les gens et diverses des marchandises, notamment du bétail, des volailles, du bois, de la chaux et des pierres (granit).

En route vers Saulieu, il passait sur la digue de l’étang de la famille Barbotte

La gare suivante, située en haut de Coeuzon, desservait aussi le hameau de Savelot (4 et 5) : elle joua un rôle important comme point d’entrée du maquis Bernard tout proche en 1944.

La genèse du Tacot du Morvan


L’histoire du Tacot commence bien avant son achèvement en 1903 car il fut l’objet de moultes discussions.
Presque vingt ans auront été nécessaires pour que la ligne voit le jour et elle a représenté un des plus gros investissement du département de la Nièvre au cours du XXe siècle. Le débat est lancé pendant la séance du Conseil général de la Nièvre du 22 août 1883 : Monsieur Charles Martin proposa de créer un réseau de chemin de fer à voie étroite.
Trois ans plus tard, l’agent voyer en chef présentait à l’assemblée du département une première étude d’opportunités, qui mettait fortement l’accent sur les retombées économiques positives :


« Nous avons admis pour établir le produit kilométrique que la station d’Ouroux formait le point de partage du trafic se dirigeant sur les gares de Corbigny et de Saulieu (…). Les localités intermédiaires les plus commerçantes sont la ville de Lormes et d’Ouroux.
La culture des pommes de terre réussit bien dans le Morvan et dépasse les besoins de la consommation. Les moutons et les porcs y sont abondants et s’expédient en assez grande quantité. De la paille de seigle fournit du glui (chaume pour les toitures) qui est transporté en majeure partie en Bourgogne. On peut évaluer à 3500 kilos la quantité annuelle de poissons que procure la pêche du lac des Settons et à 3000 kilos la quantité que le chemin de fer emportera. Mais les transports de chaux et de bois seraient les éléments les plus importants du trafic. Le sol froid est granitique de la contrée peut être rendu très fertile par de fréquentes utilisations de cet amendement, qui a pour effet de faire doubler immédiatement le rapport des terrains ; mais son transport est actuellement très coûteux et il augmente le prix d’acquisition dans des proportions considérables car on est obligé d’aller le chercher avec des voitures jusqu’à Corbigny. (…).
Les forêts produisent une quantité considérable de bois à brûler ; elle s’exploite par la méthode dite « du furetage » c’est-à-dire une coupe réglée et par la recherche de côté et d’autres de bûches d’une grosseur convenable. Un hectare de bois exploité au furetage donne environ 60 stères de bois à brûler. Le système de flottage actuellement employé, comme étant le seul moyen de transport économique, présente l’inconvénient de ne pouvoir s’effectuer qu’à des époques déterminées, et de s’opposer aux modes d’exploitation par coupes réglées qui serait beaucoup plus avantageux. Aussi ce moyen de transport sera-t-il abandonné en partie dans les contrées traversées par le chemin de fer, et nous pensons n’avoir pas exagéré en attribuant à la ligne projetée de Nevers à Saulieu le transport de 22000 tonnes de bois sur 37000 tonnes que produit la zone à desservir. »


Le ton du rapport nous montre la principale motivation pour construire la ligne du Tacot : désenclaver le massif du Morvan pour la relier à des marchés potentiels, augmenter la rentabilité et l’intensification de l’exploitation des terres et des forêts. Le passage de la taille furetée, où l’on ne coupe que les branches de même taille à la coupe réglée qui, comme son nom l’indique, s’apparente à la coupe rase, contribue à mettre aujourd’hui en péril les écosystèmes.
Un nouveau rapport en 1894 au Conseil général, qui synthétise dix ans d’études, abordait aussi les questions techniques : le choix du type de voie à adopter, le mode de construction et le système d’exploitation. Sur ces deux derniers points, l’agent voyer rapporteur conseilla une prise en charge directe du département plutôt que le recours à un concessionnaire en ces termes :


« Un concessionnaire est avant tout un homme d’affaires un commerçant qui cherche à tirer le plus de bénéfices possible des opérations qu’il entreprend donc ça donne mieux selon ces propos à des travaux négligés mal établis et à des mécomptes.  Donc le département doit construire lui-même ses chemins de fer comme il a construit ses routes et ses chemins en y appliquant les mêmes procédés économiques en fractionnant les travaux par lots de 2 ou 3000 francs de manière à les rendre accessibles aux petits entrepreneurs qui travaillent à meilleur compte que les grands et n’escompte pas à l’avance comme le font souvent ces derniers les réclamations plus ou moins fondées à l’aide desquelles ils espèrent obtenir de fortes indemnités à la fin des travaux en procédant d’ailleurs comme pour les chemins vicinaux le chemin de fer d’intérêt local n’étant autre qu’un chemin vicinal sur lequel on pose des rails.»

La ligne fut pourtant concédée en 1898 par le département de la Nièvre à la Compagnie des Chemins de Fer de la Nièvre, qui exploitait et entretenait le matériel roulant et l’infrastructure des gares et haltes. Elle fut remplacée en 1902 par La Société générale des chemins de fer économiques.

Les travaux commencèrent à la fin du XXe siècle et le premier tronçon Corbigny à Ouroux fut inauguré le 4 août 1901, Le Journal de la Nièvre raconte l’événement en ces termes:

 « Hier, dimanche, une véritable foule se pressait aux abords de la gare du chemin de fer départemental d’Ouroux, pour assister à l’arrivée du premier train régulier venant de Corbigny.
À dix heures du matin, ce train, pavoisé de drapeaux tricolores, orné de rubans de verdure, faisait son entrée et débarquait 180 voyageurs, venus pour assister à la fête patronale coïncidant avec cette inauguration.
À trois heures, la fanfare lormoise, demandée pour rehausser l’éclat de fête, a exécuté les meilleurs morceaux de son répertoire, aux acclamations enthousiastes de la foule.
Des divertissements de toute sorte ont retenu la jeunesse jusqu’à une heure très avancée de la nuit. »

Le fonctionnement de la ligne Corbigny-Saulieu

Les trains étaient mixtes. Ils comprenaient des voitures à voyageurs de première et deuxième classe et des wagons de marchandises.

Quatre trains circulaient chaque jour dans les deux sens, entre Corbigny et Saulieu de 5h à 19h. Le trajet durait environ quatre heures à une vitesse moyenne de 20 km/h, ce qui valut au Tacot l’ironique surnom « d’express du Morvan ».

La gestion des gares et des haltes était assurée par un chef ou une cheffe de gare de gare dont les responsabilités étaient étendues :

Mais dont les salaires étaient très inégaux !

Les conditions de travail des employés des chemins de fer évoluèrent aussi au fil du temps : un syndicat des chemins de fer des employés du chemin de fer de la Nièvre est créé en mars 1918. Les cheminots se mobilisèrent en 1919 et 1920 pour demander des augmentations du traitement, un statut du personnel, l’application de la journée de 8 heures, le vote de la loi des retraites et la nationalisation des chemins de fer. Ces revendications aboutiront avec l’arrivée au pouvoir du Front Populaire et les grèves de 1936.


Les trains de petite ligne servaient également à la distribution du courrier : des convoyeurs agents des Postes étaient chargés de recueillir et de remettre le courrier à chaque station où le train s’arrêtait. Ils avaient à leur disposition un réduit dans le wagon à bagages.
Les voitures de voyageurs étaient équipées de chauffage : le premier système de chaufferettes, peu efficace, est remplacé en 1904 par un poêle placé dans la cloison séparant les compartiments de 1ère et 2e classes. L’alimentation en charbon fut placée du côté de la 1ère classe, de crainte que les voyageurs de la 2ee classe ne vole le charbon ! Cette mesquinerie se doublait d’une absurdité dans la mesure où le revêtement des sièges des voitures de 1ère classe était d’un gris blanc qui se salissait très vite à proximité du charbon…
En 1920, une circulaire ministérielle rappelait les mesures d’hygiène et de propreté du matériel roulant et des locaux des stations : le nettoyage et le balayage des voitures à voyageurs et des locaux des gars devaient être effectués tous les matins après arrosage préalable les fosses d’aisance étaient régulièrement vidangées et les cabinets fréquemment arrosés par une solution d’hypochlorite de chaux.


La fermeture de la ligne


La fin du Tacot du Morvan est envisagée dès le milieu des années 1930. Si en 1911, les tacots de la ligne Corbigny/Saulieu ont transporté près de 120000 voyageurs, 27935 tonnes de marchandises et 5883 bovins la même ligne ne transportait plus que 63700 voyageurs et 7300 tonnes de marchandises à l’année en 1936. Les effets de la crise se firent sentir dès 1931, ainsi que la concurrence de l’automobile et des camions pour le transport de marchandises, d’autant que le billet de train n’était pas bon marché. Un billet en 2e classe Corbigny-Ouroux coûtait en effet 2,10 francs pour 34 kilomètres, ce qui équivaut à environ 9 euros aujourd’hui, soit un coût moyen au kilomètre de 0,26 euro (contre 0,23 aujourd’hui). A partir de 1932, la ligne fut constamment déficitaire.

L’annonce en 1937 du projet de suppression du Tacot suscita pourtant de vives protestations, en particulier des Ourouxois qui signèrent cette pétition :


« Les habitants du bourg de la commune d’Ouroux, vivement émus par le projet de suppression de la voie ferrée départementale Nevers, Corbigny, Saulieu, envisagé par le Conseil Général de la Nièvre dans sa séance du 23 octobre 1937.
Considérant qu’une telle suppression de la seule voie ferrée du haut Morvan causerait un dégât considérable et irréparable à une région déjà peu favorisée d’autre part.
Élèvent une protestation énergique contre le dit projet et déclare que seul le maintien de Nevers Corbigny Saulieu (voyageurs et marchandises) peut leur donner satisfaction. »

Les défenseurs du rail ne manquaient pas d’arguments, comme le signalait l’élu Jean de Nadaillac dans son rapport à l’assemblée départementale en 1937 :


« Le trafic est généralement faible mais il est sujet à des pointes importantes les jours de grande foire ou de fête locale. Ces jours-là les trains sont non seulement pleins mais dédoublés. Comment fera-t-on pour grouper en cas de besoin les 5 ou 6 autobus de renfort nécessaire ?
Des jours de neige ou de verglas intempéries dont le chemin de fer seul peut triompher.
Le chemin de fer départemental occupe 160 agents dont 39 ont moins de 15 année de service. Ces derniers ne peuvent prétendre à aucune retraite et il faudra les licencier avec une indemnité une fois donnée procéder à la fois cruel et coûteux. Les autres auront droit à une pension proportionnelle différée tous subiront un réel préjudice. »

Un groupe de contribuables et d’usagers reprit le même argumentaire et ajouta :


On nous dit « on remplacera le tacot par des camions ». Mais où passeront-ils ? Les routes sont parfois si étroites que deux petites voitures peuvent à peine se croiser. On nous répond qu’on élargira les chemins déjà existants, alors nous poserons la question combien faudra-t-il d’années pour mettre les routes en état ? Combien faudra-t-il de camions pour transporter les marchandises enlevées par ce pauvre tacot ? Le déficit ne sera-t-il pas plus élevé encore ?
Il y a longtemps que les populations du Morvan paient des impôts pour les régions desservies par les grandes lignes et les canaux ; il ne serait que justice que ces privilégiés nous viennent en aide aujourd’hui. »

La rentabilité économique à court terme emporta tous ces arguments et la ligne fut fermée le 15 mars 1939.
Le matériel est racheté par une entreprise, les établissements Lardet, qui démantelèrent les locomotives et les wagons et expédièrent les pièces détachées en Indochine ; les rails furent quant à eux destinés aux usines du Creusot.

La ligne du Tacot aura donc vécu 38 ans : que de travaux et d’investissements pour une durée si courte ! La réhabilitation de l’itinéraire d’Ouroux à Montsauche est une manière de faire revivre ce beau projet de chemin qui relie les hameaux morvandiaux, à pied et à vélo désormais. Un destin que vont partager d’autres lignes locales désaffectées.


Sources :


Mention spéciale pour l’ouvrage très riche de Charles Ham

Le tacot du Morvan. Histoire d’une ligne des chemins de fer d’intérêt local.

Mais aussi sur le net :
Parc naturel régional du Morvan
Wikipedia